Il s'agit ici de présenter un rapport de partie (de bout de partie) dans lequel je propose quelque chose d'assez spécial aux joueurs. Vous excuserez les approximations, parce que j'avais 17 ans à l'époque et ça remonte à loin. Il me faut, en préalable à la description de mon exemple, décrire le contexte et mes intentions.
L'idée m'était venue à l'origine après avoir visionné Evangelion, l'anime japonais. Dans Evangelion, les personnages sont des héros montant dans des machines pour défendre la terre contre des monstres. Par-delà les mystères et secrets, on se rend vite compte que le côté goldorak est là pour être désarmorcé (les combats durent deux secondes, les ennemis sont inesthétiques, les héros ne peuvent pas engendrer de fantasme, etc...), et l'intérêt porte sur les relations humaines. Hideaki Anno, le réalisateur, développe une thèse sur le rapport à autrui dans toute la série. Vient l'épisode 24 où le héros tue un ami et où l'apocalypse est censée arriver. Mais les épisodes 25 et 26 seront différents. Au lieu de conclure les événements, le réalisateur demande aux personnages de conclure. Il opère une gigantesque mise en abîme dans laquelle chaque personnage s'interroge, est questionné par les autres personnages et est même questionné par le réalisateur.
J'ai trouvé le procédé aussi novateur qu'extraordinaire, et j'ai choisi de l'utiliser dans mes parties de jdr. Pour y préparer mes joueurs, j'ai fait comme dans la série : de façon progressive, avec des introspections où je forçais le joueur à entrer en lui-même, mais de façon ponctuelle, jusqu'à une séance où on a abouti à une demi heure d'introspection. Cette instrospection est un mode opératoire radicalement différent du reste de la partie, et l'un ne peut aller sans l'autre sans perdre l'unité exigée par mon intention.
Voici donc un exemple de partie :
3 joueurs : Tomyo (pilote tête brûlée fils de celui qui a un projet de création d'une nouvelle race de méchas destinés officiellement à défendre l'humanité, mais en vérité destinés à produire une nouvelle race d'humains) joué par Benoit, Motoko (cyborg type ghost in the shell), jouée par Germain, et Rei (humaine générée en laboratoire sans enfance) jouée par Yoav. La partie commence, et généralement, un épisode fonctionne comme dans les mangas : générique, situation quotidienne, un problème survient, les personnages doivent agir notamment via les méchas, combat éventuel, épilogue et retour au quotidien, générique de fin, et un « dans le prochain épisode ». Dans cette forme de partie, les joueurs ont un double rôle, ils sont les acteurs de leurs personnages, mais ils sont aussi le public (les gens dans leur fauteuil qui regardent la série).
Il y a donc deux modes superposés en permanence : le joueur regarde (se regarde) et agit, transforme le monde. Aucune règle ne régit cela, à l'exception d'un élément assez amusant : le générique décrit les personnages en action avec des scènes prémonitoires, et lorsqu'un joueur réalise un acte du générique, il gagne quelque chose (point d'héroïsme, expérience, whatever), ceci pour encourager l'acteur (le jouer donc) à agir de manière à ce que la série reste cohérente et que le spectateur (le joueur donc), ne soit pas déçu par la vision de quelque chose qui n'arrivera pas. Notez que ce n'est pas sur ce point amusant que je veux m'attarder, ce genre de chose appartenant au registre de la série et ayant déjà été envisagé dans certains jeux, je crois.
Premier exemple :
Tomyo, le personnage de Benoit est dans son mecha. Celui-ci a une panne et est coincé au pôle sous une montagne de glaces. Il va sans doute crever, sans secours. Il perd connaissance. Je me mets à alterner deux scènes : celle des deux autres joueurs qui cherchent des solutions à la base (mode de jeu classique), et celle de sa tête, le délire ou le rêve (mode de jeu onirique ou psychologique). On fait du 10mn l'un, 10mn l'autre jusqu'à ce que le mecha soit secouru. Le mode du rêve est une mise en abîme du personnage de Tomyo joué par Benoit. Je décris un train (c'est son rêve ou son délire, ou mieux, les images de son subconscient), et il est seul, jusqu'à ce qu'en face de lui, il ait une ombre qui lui parle, je lui parle. Qu'est-ce que je dis ? Certainement pas qu'il risque de mourir. Non. En fait, je lui parle de la manière dont il a répondu à la cuisinière ce matin. Il a été désagréable avec elle. Je reviens sur un événement anecdotique du début de la partie, et j'en fait toute une histoire pour en dégager une tension psychologique chez le personnage. Bientôt, c'est la cuisinière qui lui parle de la blessure qu'elle a ressentie. Benoit répond via Tomyo, et Tomyo dit qu'il était un peu énervé, non par la cuisinière, mais par « elle », Motoko qui lui avait fait la morale. Fort bien, je lui dis qu'à côté de lui apparaît Motoko, et Germain prend la relève, à lui de se démerder. Ils discutent. Lorsqu'il reviendra parmi eux, Motoko, le personnage de Germain, n'aura aucun élément, mais le personnage de Tomyo, lui, aura modifié son rapport à elle, et sera libre de décider s'il se rappelle de tout, ou si son rapport à elle a été modifié sans qu'il sache pourquoi.
Deuxième exemple extrait d'un autre épisode (exemple plus radical car plus poussé dans le caractère de l'introspection).
Les personnages doivent à un moment faire un choix : l'ennemi est un mécha allié à bord duquel se trouve un ami inconscient, et ce mécha a été piraté par un virus ennemi. Ils doivent décider de ce qu'ils font (j'ai plus les détails en tête) : le tuer ou non, mais sans qu'ils ne s'en rendent compte, il n'auront pas vraiment d'alternative. L'intérêt n'est pas dans le choix bien que les joueurs auront l'impression d'avoir eu le choix. L'intérêt est dans la manière dont ils vivront ce choix. Ce choix implique la mort de l'ami. Celui-ci meurt, donc, avec le mécha et le virus ennemi. Là, après une transition (jingle de milieu d'épisode, changement d'épisode, je sais plus, mais peu importe), on change de mode d'expression. Le personnage de Tomyo est dans une salle, sur une chaise, je décris la situation au joueur. Je lui dis qu'on voit le personnage sur une chaise dans le noir. Où est-il ? Je ne le lui dis pas. Je ne le sais pas moi-même, et on s'en fout. Il est là, tout simplement, pas dans la réalité puisqu'il est à l'écran pour tous les spectateurs, ni dans le monde puisqu'il n'y a pas d'endroit semblable et qu'une telle situation serait improbable. Au mieux il est dans sa propre tête, au pire, il est entre la réalité et la pellicule, soit sur les bord de la pellicule. Et il va réfléchir et amener le spectateur à réfléchir. Et ce qui ressortira de cette scène sera posé comme assimilé par le personnage dans le jeu lors du prochain épisode (un peu comme si on jouait l'XP psychologique du perso en roleplay). Je décris un pnj qui apparaît avec un spot de lumière, et qui lui demande : « pourquoi l'as-tu tué ? » avec musique forte et adéquatement choisie pour accroître l'intensité dramatique. A Benoit de jouer. Bien entendu, je ne lui dis pas « que fais-tu ? » pour ne pas briser l'intensité dramatique. J'attends sa réaction. S'il ne réagit pas, le pnj insiste. « Pourquoi l'as-tu tué ? » (pour visualiser ce dont je me suis inspiré et se représenter la scène, voyez les deux premières minutes de l'épisode d'Evangelion ici après avoir passé le générique débile : http://fr.youtube.com/watch?v=nddUmrvGACg). Benoit réagit. Il parle. Il dit comme dans l'épisode d'Evangleion qu'il ne le voulait pas. Le pnj insiste : « et pourtant, tu l'as tué... » Benoit répond : « non, je... je ne voulais pas... je... je n'avais pas le choix.. » Le pnj : « on a toujours le choix »... puis, alors que Benoit s'en sort mieux, le pnj disparaît, il est remplacé par moi, le réalisateur, et là, je ne parle pas. Pourquoi ? Parce que ma voix ne peux pas atteindre la pellicule, les bords de la pellicule. Donc j'écris sur la pellicule. Concrètement, je montre à tout le monde (Benoit y compris) une feuille avec marquée « DONC, TU L'AS TUE ? » Benoit balbutie. Je le remontre. « DONC TU L'AS TUE ? » Benoit s'énerve. Le joueur, je me rappelle, est émotionnellement touché. Il s'en veut. Il crie. « Et alors !?? » j'enlève la feuille. Spot de lumière. J'annonce que Motoko apparaît. Germain, autre joueur, comprend que c'est à lui. Il a le choix d'enfoncer Tomyo ou de le soutenir. Motoko est sans doute dans la tête de Tomyo ici, ou toujours hors de la pellicule,suivant comment on le considère. Germain choisit de rassurer le personnage de Benoit, « tu n'y pouvais rien ». Puis, Rei, personnage de Yoav, qui choisit de prendre le rôle contraire. Les joueurs comprennent qu'en étant deux, ils peuvent devenir les deux tendances contraires de sa conscience, et que Benoit fera l'instance synthétique et réconciliatrice des deux attitudes contraires. Benoit penche pour l'un ou l'autre, je ne sais plus. Sauf qu'avant de faire jouer le scénario, j'ai envisagé les deux issues, de sorte que j'ai préparé deux séries de feuilles avec des questions et des remarques que je vais montrer et auxquelles il va devoir réagir. Je choisis donc une des deux séries, et la première question arrive, alors qu'il est encore sur sa chaise. Ces phrases servent à préciser sa position : « Donc, tu n'éprouveras pas de remords ?! » Là, Benoit fait dire à son personnage, « si, mais j'apprendrai à vivre avec ». Je montre la planche suivante : « mais pourras-tu alors remonter dans ta machine avec un tel poids ? » etc... Jusqu'à l'issue de la catharsis. Lorsque Benoit produit une phrase qu'en tant que réalisateur je juge satisfaisante pour le spectateur (style : « j'honorerai donc sa mémoire »), la scène s'achève. On revient à la partie de manière normale ou je passe à un autre joueur s'il est aussi concerné par les décisions passées.
J'arrête là, c'est long et fastidieux. Je vous laisse poser des questions si le sujet vous a intéressé, et j'essaierai de préciser un bordel qui, s'il n'a pas été joué, doit paraître sacrément obscur.