Nous jouions à 5 et le paradigme était une mandarine.
Voici à peu près comment nous avons sauvé l'écosystème d'une mandarine :
Les asticots qui grouillaient dans la chair de la mandarine étaient affolés, la mandarine commençait à s'affaisser pour une obscure raison. Une coccinelle avait plongé au cœur du microcosme fruitier et le pourrissait à vive allure.
Pendant cette première partie de notre séance de jeu, j'ai seulement apporté des éléments de décor, de situation et j'ai joué les PNJ : les asticots, alors que d'autres joueurs jouaient leurs PJ dans ces scènes.
Déjà, ici, il y a une certaine complexité : je n'ai pas de PJ, je suis MJ intérimaire.
J'ai par exemple décrit le fait que la chair du fruit se ramollissait et suintait de pus (héhéhé), j'ai joué les asticots qui hurlaient "au secours, la mandarine est en train de pourrir, sauvez-nous !"
Une petite analyse s'impose :
Niveau utilitaire : je n'ai proposé des ajouts que pour enrichir la situation en développant le canon (me demander pour précision sur les termes soulignés).
Niveau sympathique : s'il n'y a pas de PJ, c'est le monde, voire l'espace imaginé et partagé qui sont au cœur de la relation du joueur à la fiction. Ici donc, ce sont selon moi les nécessité "esthétique et crédibilité de la fiction" qui motivaient mes choix.
Ensuite, j'ai introduit mon personnage qui se trouvait au milieu d'un verger immense.
Un autre joueur a fait intervenir un géant qui m'a attrapé et mis en cage et là, j'ai ajouté que sur la table de son salon, il y avait un plateau de mandarine en train de pourrir.
Il y a eu un moment où l'un des joueurs a décidé que la mandarine devenait telle qu'elle parce que le géant voulait les empêcher de mourir, ce qui les rendait inaptes à abriter la vie...
Dans cette deuxième partie, mon PJ est entré en jeu, mais il n'a été que spectateur des évènements que je créais et que les autres joueurs apportaient : je n'ai pas fait agir mon PJ une seule fois : il était là et observait les éléments et subissait les actions des PNJ.
Puis il a parlé avec le géant pour le raisonner et j'ai lancé les dés pour tenter de résoudre le problème de la mandarine... Quand il est devenu actif, j'ai cessé d'être neutre, un dieu aveugle qui crée des problèmes pour que son monde tourne, je suis devenu altruiste, concerné par le problème que mon PJ devait résoudre.
Ce que je constate, c'est que souvent, les joueurs ont du mal à jongler entre la posture d'acteur, d'auteur et de metteur en scène. Romaric, pourtant pas un bleu, dans notre séance de jeu était quasiment incapable de sortir de la posture d'acteur. Son personnage n'agissait même pas, il ne faisait que parler.
Comme on choisit à la fois ce que fait notre personnage et ce qui lui est extérieur, on se retrouve parfois dans un sentiment que c'est le personnage qui construit le monde (très solipsiste, ça) de manière plus ou moins consciente, comme Romaric le décrit dans mon premier CR.
Souvent les joueurs qui ont l'habitude d'être MJ sont moins gênés, mais il semble que ça ne soit pas toujours vrai.
En réalité, c'est comme s'il fallait être parfois un dieu, parfois un être humain (où l'incarnation de ce dieu, qui n'a pas accès à son omniscience).
Dans Polaris de ben Lehman, la liberté de description des situations est aussi grande, mais les PNJ sont joués surtout par les autres joueurs, ce qui renforce la propriété du joueur sur son PJ. De plus, le principe de conflit met en péril, par de forts enjeux dramatiques l'intégrité du PJ et donc, le joueur qui en a la responsabilité est fortement ancré dans son personnage dans ses moments là, bien qu'il garde la possibilité de décrire le décor, la situation etc. Voire prendre des décisions totalement divergentes avec les motivations supposées du personnage (par exemple, le faire mourir sans que ce soit un suicide)...
Dans Prosopopée, la propriété du joueur sur son perso est irréductible, mais sa responsabilité est peu prégnante puisqu'il ne subit rien, étant immunisé aux problèmes du monde. La seule résistance du monde, en dehors des épreuves de lancer de dés, c'est l'auto-censure et le regard des autres joueurs susceptibles de donner des dés de récompense quand la narration leur plait. La dynamique du jeu est donc flottante, c'est cette spécificité qui rend le jeu si particulier et contemplatif, bien qu'avant de le tester, je croyais cela impossible.
Je pense que ce qui fait l'attrait "conceptuel" de Prosopopée réside en grande partie dans cette complexité de postures. En effet, l'image contemplative questionne la relation de l'homme à son environnement, c'est pour moi un succès que Prosopopée propose une véritable difficulté autour de cette articulation de postures, il faut toujours changer de casquette : là je suis le monde, là je suis mon perso, là je suis les deux.
À partir de là, je vous propose de poursuivre les réflexions autour de la synesthésie (c'est pour cela que j'ai ouvert ce CR dans "parties" et non dans "banc d'essai") et des points que j'ai soulevés.