Prosopopée : Synesthésie velue

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Prosopopée : Synesthésie velue

Message par Frédéric » 09 Avr 2009, 04:28

Nous jouions à 5 et le paradigme était une mandarine.

Voici à peu près comment nous avons sauvé l'écosystème d'une mandarine :
Les asticots qui grouillaient dans la chair de la mandarine étaient affolés, la mandarine commençait à s'affaisser pour une obscure raison. Une coccinelle avait plongé au cœur du microcosme fruitier et le pourrissait à vive allure.

Pendant cette première partie de notre séance de jeu, j'ai seulement apporté des éléments de décor, de situation et j'ai joué les PNJ : les asticots, alors que d'autres joueurs jouaient leurs PJ dans ces scènes.

Déjà, ici, il y a une certaine complexité : je n'ai pas de PJ, je suis MJ intérimaire.
J'ai par exemple décrit le fait que la chair du fruit se ramollissait et suintait de pus (héhéhé), j'ai joué les asticots qui hurlaient "au secours, la mandarine est en train de pourrir, sauvez-nous !"

Une petite analyse s'impose :
Niveau utilitaire : je n'ai proposé des ajouts que pour enrichir la situation en développant le canon (me demander pour précision sur les termes soulignés).
Niveau sympathique : s'il n'y a pas de PJ, c'est le monde, voire l'espace imaginé et partagé qui sont au cœur de la relation du joueur à la fiction. Ici donc, ce sont selon moi les nécessité "esthétique et crédibilité de la fiction" qui motivaient mes choix.

Ensuite, j'ai introduit mon personnage qui se trouvait au milieu d'un verger immense.
Un autre joueur a fait intervenir un géant qui m'a attrapé et mis en cage et là, j'ai ajouté que sur la table de son salon, il y avait un plateau de mandarine en train de pourrir.
Il y a eu un moment où l'un des joueurs a décidé que la mandarine devenait telle qu'elle parce que le géant voulait les empêcher de mourir, ce qui les rendait inaptes à abriter la vie...

Dans cette deuxième partie, mon PJ est entré en jeu, mais il n'a été que spectateur des évènements que je créais et que les autres joueurs apportaient : je n'ai pas fait agir mon PJ une seule fois : il était là et observait les éléments et subissait les actions des PNJ.
Puis il a parlé avec le géant pour le raisonner et j'ai lancé les dés pour tenter de résoudre le problème de la mandarine... Quand il est devenu actif, j'ai cessé d'être neutre, un dieu aveugle qui crée des problèmes pour que son monde tourne, je suis devenu altruiste, concerné par le problème que mon PJ devait résoudre.

Ce que je constate, c'est que souvent, les joueurs ont du mal à jongler entre la posture d'acteur, d'auteur et de metteur en scène. Romaric, pourtant pas un bleu, dans notre séance de jeu était quasiment incapable de sortir de la posture d'acteur. Son personnage n'agissait même pas, il ne faisait que parler.
Comme on choisit à la fois ce que fait notre personnage et ce qui lui est extérieur, on se retrouve parfois dans un sentiment que c'est le personnage qui construit le monde (très solipsiste, ça) de manière plus ou moins consciente, comme Romaric le décrit dans mon premier CR.
Souvent les joueurs qui ont l'habitude d'être MJ sont moins gênés, mais il semble que ça ne soit pas toujours vrai.

En réalité, c'est comme s'il fallait être parfois un dieu, parfois un être humain (où l'incarnation de ce dieu, qui n'a pas accès à son omniscience).

Dans Polaris de ben Lehman, la liberté de description des situations est aussi grande, mais les PNJ sont joués surtout par les autres joueurs, ce qui renforce la propriété du joueur sur son PJ. De plus, le principe de conflit met en péril, par de forts enjeux dramatiques l'intégrité du PJ et donc, le joueur qui en a la responsabilité est fortement ancré dans son personnage dans ses moments là, bien qu'il garde la possibilité de décrire le décor, la situation etc. Voire prendre des décisions totalement divergentes avec les motivations supposées du personnage (par exemple, le faire mourir sans que ce soit un suicide)...
Dans Prosopopée, la propriété du joueur sur son perso est irréductible, mais sa responsabilité est peu prégnante puisqu'il ne subit rien, étant immunisé aux problèmes du monde. La seule résistance du monde, en dehors des épreuves de lancer de dés, c'est l'auto-censure et le regard des autres joueurs susceptibles de donner des dés de récompense quand la narration leur plait. La dynamique du jeu est donc flottante, c'est cette spécificité qui rend le jeu si particulier et contemplatif, bien qu'avant de le tester, je croyais cela impossible.

Je pense que ce qui fait l'attrait "conceptuel" de Prosopopée réside en grande partie dans cette complexité de postures. En effet, l'image contemplative questionne la relation de l'homme à son environnement, c'est pour moi un succès que Prosopopée propose une véritable difficulté autour de cette articulation de postures, il faut toujours changer de casquette : là je suis le monde, là je suis mon perso, là je suis les deux.

À partir de là, je vous propose de poursuivre les réflexions autour de la synesthésie (c'est pour cela que j'ai ouvert ce CR dans "parties" et non dans "banc d'essai") et des points que j'ai soulevés.
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Message par Christoph » 11 Avr 2009, 15:51

Salut Frédéric

Intéressant rapport de partie! Pourquoi ce titre de fil? Tu nous a déjà fait le coup avec paradoxal la dernière fois, définis donc ces adjectifs que tu apposes à ce nouveau terme en élaboration.

Je vais me fendre d'une introduction théorique plutôt foisonnante qui va complètement te bluffer et ensuite revenir à ton rapport. Enfin, j'aimerais te bluffer, parce que je suis assez fier du développement.

Dans Polaris, et contrairement à Prosopopée, il y a des rôles clairement définis pour les joueurs. Ainsi, il n'est pas tout à fait vrai que n'importe qui peut décrire le décor. C'est le domaine du Fourvoyé, le joueur qui contrôle les démons, opposants du protagoniste et l'environnement. Dans les faits, bien sûr que n'importe qui peut proposer des éléments de décor, mais le Fourvoyé a, techniquement, un droit de veto.

Il y a donc deux aspects qui se mélangent, et qui sont difficilement séparables. D'une part, oui, il y a la posture qui change fréquemment, mais en plus de cela, les joueurs ont chacun droit de décrire ce qu'ils veulent dans Prosopopée, alors que dans Polaris, c'est compartimenté. C'est probablement essentiel dans ce jeu de chevaliers en conflit permanent avec les démons et même les gens qu'ils défendent (ceci dit, les règles de conflit remanient un peu l'autorité par rapport aux phases "libres").

La terminologie des postures confond à mon avis un peu les choses. En effet, la posture de metteur en scène c'est essentiellement une sorte de droit de description sur les éléments du décor pour aider à justifier les choix des personnages a posteriori. La posture d'auteur est dans le fond très similaire, si ce n'est qu'on ne peut se servir du décor.


Je trouve intéressant qu'on puisse distinguer d'une part le processus de décision du joueur (synonyme de synesthésie?) en prenant en compte son engagement avec la fiction (niveau sympathique) et son engagement avec l'acte ludique (niveau utilitaire) et, d'autre part, ce qu'il a le droit de décrire dans la fiction pour implémenter sa décision.

Mettre le doigt sur la synesthésie, c'est indirectement mettre le doigt sur la répartition des éléments de l'espace imaginé et partagé que l'on peut contrôler. Les postures, telles que définies, mélangent cela en un seul paquet qui rend les choses un peu floues à mon sens.

Romaric avait de la peine à quitter sa posture d'acteur à Prosopopée, mais dans Polaris où nous avions joué les trois avec Thomas Poussou, je n'ai pas constaté cette difficulté.
En effet, il y avait rotation formelle des rôles des joueurs entre le Coeur qui contrôle le protagoniste, le Fourvoyé qui contrôle les "méchants" et les deux Lunes qui décrivent l'une les alliés politiques, l'autre la famille, les amants et les amis. Chacun est donc défini clairement dans son domaine de contrôle sur la fiction. (Peut-être que c'est ça la fameuse notion de propriété dont nous parlions il y a quelques mois par mail?)

De là à suggérer que dans Prosopopée on formalise l'utilisation de la première personne et de la troisième personne pour différencier les deux types de synesthésies que tu décris, il n'y a qu'un pas.
Prosopopée est tellement libre sur le contrôle des éléments imaginés que c'en est déroutant et que cela vaut donc peut-être la peine de donner une légère structure à la chose.

J'ouvre une parenthèse que j'invite à ignorer si cela rend la chose moins claire.
( Attention! Ici on ne parle que d'une forme d'autorité: l'autorité de narration (ou de conséquences comme je l'appelle parfois puisque la question se pose souvent pour décrire les conséquence d'une résolution technique). C'est pas parce qu'on décrit le monde qu'on décrit le contenu de la situation (le contenu, ce sont les choses comme l'identité du meurtrier sur lequel enquêtent les pj par exemple). )
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Message par Frédéric » 12 Avr 2009, 15:12

Salut Christoph !
Alors synesthésie "velue", c'est juste un synonyme de "viril" ou "monstrueux" (une araignée velue est plus impressionnante qu'une araignée glabre) dans le sens "c'est un gros morceau".
Pour le terme "paradoxal", c'était faute de mieux sur le moment, là, "velue" ce n'est pas un terme à prendre au premier degré ;)

L'idée, c'est de dire que dans Prosopopée, la synesthésie est particulièrement complexe à appréhender.

Pour Polaris, autant pour moi, j'avais zappé que le fourvoyé avait un droit de véto, ça change en effet substantiellement les choses.

Christoph a écrit :Je trouve intéressant qu'on puisse distinguer d'une part le processus de décision du joueur (synonyme de synesthésie?) en prenant en compte son engagement avec la fiction (niveau sympathique) et son engagement avec l'acte ludique (niveau utilitaire) et, d'autre part, ce qu'il a le droit de décrire dans la fiction pour implémenter sa décision.


Le processus de décision du joueur, pour le moment, ça me semble très proche de l'usage pratique que l'on peut faire de la synesthésie, bien que dans l'absolu, le concept devrait permettre d'aborder son ressenti. Mais comme on ne s'intéresse pas à ce qui se passe dans la tête du joueur, autant en rester aux processus de décision, le reste, ce sera pour la version "recherche fondamentale". ^^

Du coup, je vais essayer de résumer l'ensemble des éléments imbriqués dans le concept de Synesthésie :
- Deux niveaux, utilitaire et sympathique : la façon dont le système et la fiction (je garde ce terme pour le moment, car je me rends compte que même la couleur peut être un "vecteur" synesthésique depuis ce CR) influencent le processus de décision du joueur en vue de l'impact que cette décision aura sur la-dite fiction. En gros : comment pourrait-on justifier après coup les choix que l'on effectue au niveau ludique et fictionnel.
- Orientation de la synesthésie, convergente ou divergente : mise en parallèle de la posture du joueur par rapport à son personnage : quels sont les espaces de créativité que le joueur a le droit d'exploiter pour formaliser son choix dans la fiction.
- Je ne sais pas encore si on peut conserver l'idée de différence qualitative des synesthésies, car il me semble que deux joueurs pourront s'impliquer différemment, l'un y parviendra mieux dans un jeu "sans règles" que dans Ditv et pour l'autre ce sera le contraire.
Il y a à mon avis une question de démarche créative, de relation entre joueurs et d'habitude de jeu.
Parenthèse :
Cependant, je pense qu'il serait intéressant d'analyser ce qui se produit dans une partie "sans règles", parce que je pense que le principe de consensus qui émerge de ce genre de pratiques rend forcément la synesthésie plus fragile (aïe je vais me faire taper par Axel) car il la déplace sur un plan principalement social.
Bien souvent, les rôlistes vétérans roleplayent beaucoup sans que cela ne soit exigé (il y a même des MJ que ça exaspère), parce que c'est la façon dont ils ont l'habitude de jouer et que c'est ainsi qu'ils obtiennent la reconnaissance autour de la table dans leurs habitudes.

Le niveau utilitaire serait un truc du genre : "c'est comme ça qu'on doit jouer" ou "je vais donner un max dans mon interprétation pour soutenir l'esthétique et la crédibilité de la fiction" (là j'interprète selon mon propre rapport à ce genre de parties).

Le niveau sympathique, lui se soumet alors aux choix préalables qui deviennent comme des limites de la cohérence du personnage : "je suis un nain, j'aime pas les elfes" (ça peut paraître caricatural, et pourtant, qui n'a jamais joué ça ? Ça ne veut pas dire que les possibilités du JDR sans règles se limitent à ça, bien entendu, l'avantage de cet exemple, c'est qu'il parle à tout le monde) ce qui ne produit pas de motivation autre que : coller aux attentes du groupe dans le meilleur des cas.


Attention, je vous demanderai de ne pas venir discuter de ce qui est en gras, car ça ne correspond pas directement au CR, c'est juste un embryon de réflexion et j'aimerai, si quelqu'un veut aborder la question et me montrer que la synesthésie en JDR sans règles peut se profiler autrement, qu'il ouvre un nouveau rapport de partie.
J'ai développé ça ici pour tenter de vérifier s'il pouvait y avoir une synesthésie "solide" et une "fragile" (sous entendu, si on faisait jouer au même jeu, même persos, mêmes situations, même système des personnes différentes, combien de fois cela va-t-il fonctionner à plein et combien de fois cela va-t-il être mollasson ?)

***

Pour Prosopopée : je me suis posé la question de savoir si ça ne valait pas le coup de restreindre les postures au début de chaque épisode : deux joueurs jouent uniquement leurs persos, un autre joue uniquement le décors et les PNJ...
Je vais tester ça, mais je crois que c'est dommage, car cette complexité de posture donne quelque chose de très particulier à ce jeu. Je vous tiens au courant de mon playtest sur cette question.
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Message par Frédéric » 12 Avr 2009, 15:21

Hop, j'ajoute : si vous cherchez à creuser la question de mon texte en gras sur mon rapport au JDR "sans règles", allez jeter un œil à ce CR : Entre joueur et personnage
Frédéric
 
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Message par Frédéric » 12 Avr 2009, 17:25

Autre point : la "propriété" du joueur, concernant cette discussion par mail, je me rends compte que cette notion et celle de "résistance" du monde me semblent devenir de plus en plus primordiale dans mon approche du JDR, d'un point de vue pratique et plus.

Pour remplacer "propriété", que penses-tu de "responsabilité" ? Qui tend à positionner cette "propriété" face au jugement des autres participants (et au sien) ce qui permet de nous raccrocher au train GNS : le jugement est au coeur de l'acte social JDR, que ce soient les joueurs qui jugent les personnages, les joueurs qui jugent les performances des autres ou les joueurs qui jugent les choix esthétiques et leur crédibilité, des autres joueurs.
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