La critique de Sens Mort par Khiguard
Je veux partager mes impressions sur la critique de Khiguard. J'ouvre un nouveau thread car elle est symptomatique et cristallise beaucoup des critiques autour de Sens.
Je commence d'abord par un avertissement : si je remets en question les critiques qui ont été formulées sur le jeu par Khiguard je n'en remets pas moins en question Sens Mort pour son manque de clarté. Pour moi les critiques de Khiguard (qui sont fondées et pertinentes) reposent sur de mauvaises explications de ma part combinées à quelques erreurs de lecture de la part de Khiguard. En gros, Khiguard et moi-même sommes autant responsables de cette critique tragique. Si j'avais été plus clair ces critiques n'auraient jamais été formulées. Le but de ce post n'est pas de remettre en cause Khiguard ni ses capacités critiques mais de comprendre et d'expliquer les causes de ces critiques que je vis personnellement à la fois comme un échec et comme un rebond.
Tout d'abord j'ai vraiment été déçu par cette critique car Khiguard est un membre d'honneur de Sens à mes yeux dans la mesure où c'est l'un des premiers à avoir fait des parties Sens sans que nous ne nous soyons jamais rencontré. Son avis compte donc beaucoup pour moi. Sa déception est donc nécessairement ma déception. Ceci donne le contexte émotionnel qui permettra d'excuser d'éventuelles marques de "non-objectivité" de ma part. J'adore Khiguard je lui dois pas mal de chose, c'est un des mes premiers soutiens et je veux lui témoigner du respect tout en discutant de nos fautes respectives.
La Remise en question de la fin de Sens Mort.
Beaucoup de personnes remettent en question le discours de l'Aiguilleur à la fin de Sens Mort. Vous êtes nombreux sur ce forum à croire que la fin de Sens Mort est "spoilante". Elle vous semble prématurée. Ceci pour une raison simple, je pense, c'est que vous croyez qu'il s'agit là d'une révélation ultime. Comme si cette révélation constituait la fin du jeu. Le fait que Sens soit le Maître de jeu n'est pas un spoiler ultime, pour moi, au contraire, il s'agit d'une prémisse. Une prémisse qui sera indispensable à Sens Néant. Le fait que vous pensiez que cette révélation soit ultime a quelque chose d'étrange. Sens ne se résume pas à cette révélation. Par ailleurs, je trouve que cette idée manque profondément d'originalité et les jeux dans lesquels le MJ est le grand méchant sont légions. Ceci n'est en rien une originalité de Sens contrairement à ce que l'on peut penser de prime abord. En revanche, qu'il puisse s'agir d'une prémisse a, je l'espère, quelque chose de fort et d'original.
Les révélations de l'Aiguilleur font partie de l'escalade des révélations proposées par le jeu. Donc l'idée de priver ses joueurs de cette révélation c'est ne pas faire confiance aux révélations futures que je vous prépare. Comme si rien dans la suite de mon travail n'allait dépasser cette prémisse. Mais faites moi confiance ce n'est que le début et si vous vous arrêtez déjà aux révélations de l'Aiguilleur je n'ose imaginer votre frayeur devant la fin de Sens Néant. ^^
Sur ce point, la faute me revient. Si je n'avais pas commis l'erreur de diffuser Sens par petit bouts nous n'en serions pas là. Vous auriez pu lire la suite sans porter de jugement a priori sur les hypothétiques futurs du jeu. Aujourd'hui cette erreur a pour conséquence la critique de Khiguard. Une conséquence grave car, Khiguard, tu conseilles complétement de ne pas faire jouer cette scène ou une scène équivalente... et là cela devient très grave car tes futurs lecteurs penseront peut-être de même et cela causera encore plus d'incompréhension. Plus grave encore : tu n'es surement pas le seul à penser cela. Donc de toute façon le mal est fait.
Comment faire jouer cette scène ? J'aurais dû le dire dans Sens Mort. Voilà ma véritable erreur ! Je n'ai pas dit comment jouer cette scène et cela va me couter cher. Je vous le dis ici et cela permettra de bien comprendre l'enjeu de la scène : Imaginez qu'aujourd'hui, chez vous, ici et maintenant, un type habillé en Kabuki vienne vers vous et vous dise : "Tu sais que tu n'es qu'un personnage dirigé par un joueur ?" Lui feriez-vous confiance ? Croiriez vous une telle affirmation ? Absurde ! Vous penseriez que ce type est cinglé. Et s'il vous montrait maintenant des cuves en vous disant "Voici le corps de celui qui te contrôle." vous le croiriez ? Absolument pas. Vous auriez tort de ne pas le considérer comme un fou. Pourquoi, s'ils veulent garder leur immersion, les personnages des joueurs réagiraient-ils différemment de vous ? Haagenis n'a jamais cru que Cédric Kersaho existait. En revanche, Cedric Kersaho a cru en Haagenis. Voyez-vous l'intérêt de cette scène ? Cette scène est capitale et elle doit avoir lieu ici, à la fin de Sens Mort.
La critique de Khiguard est grave car elle révèle que les maîtres de jeu ont des chances de ne pas considérer cette scène comme étant "sérieuse". Elle montre que le livre est mal écrit. J'ai fait cette erreur d'écriture. j'aurais du faire en sorte que Sens explique au MJ comment faire jouer cette scène. Je ne l'ai pas fait car je voulais qu'elle soit le point d'orgue de la lecture du jeu. Erreur !
C'est une tragédie de conseiller à des futurs lecteurs d'abandonner purement et simplement la problématique finale soulevée par Sens Mort. J'assume cette faute et je l'explique par la diffusion singulière de Sens. Cette stratégie de diffusion entretient des confusions dont Khiguard est aujourd'hui la première victime explicite.
Epreuve et scénario : un choix éditorial mal compris.
Je ne sais pas écrire de scénarios pour le jeu de rôle. Je pense même que c'est infaisable en raison "d'un truc impossible à faire avant le p'tit dej". Pour en savoir plus sur "le truc impossible avant le petit dej" je ne saurais trop vous conseiller l'écoute de ceci : http://cellulis.blogspot.com/2010/09/podcast-hs-la-scenarisation.html.
En gros je pense, comme Christoph, Fred et Fabien, qu'un scénario est une succession de scènes (par définition) et qu'on ne peut prévoir une succession de scènes que si l'on sait à l'avance ce que vont faire ses héros. Si on écrit un livre, les héros sont dans notre tête et par conséquent, il nous est possible d'écrire un scénario. Dans la mesure où le romancier effectue les actions de ses héros il lui est possible d'écrire un scénario. Mais si les héros de l'histoire sont des joueurs libres, je ne peux pas prédire le scénario à leur place. De plus, on ne peut pas soutenir (1). que les personnage des joueurs sont les héros. (2). que les événements de l'histoire sont écrits par le maître de jeu. Le héros par définition écrit son histoire. Ses réactions, ses actions sont l'histoire. Le scénario c'est justement l'ensemble des scènes produites par le héros. A moins d'être capable de prédire l'avenir des personnages de mes joueurs il est impossible d'écrire un scénario pour eux sauf à leur ôter leur héroïsme en prévoyant à l'avance toutes leurs décisions. Si toutes ses actions sont prévues par un scénario, le joueur se sentira dépossédé de son héroïsme. Ses choix n'auront aucun impact puisqu'ils amèneront toujours aux mêmes points.
Dans Sens, la liberté et l'héroïsme des personnage sont des prémisses. Donc les seuls scénarios que je puisse rédiger sont des bacs à sable. Cependant, en général, je trouve que les bacs à sable sont longs et pénibles à lire. Donc j'ai opté pour une solution que je croyais plus simple : une solution hybride. Une description du bac à sable humain et social se trouve combinée au récit d'une fiction possible pour présenter les personnages de ce bac à sable. J'aurais du expliquer cela dans l'ouvrage mais au moment de la rédaction de Sens Mort je n'avais pas encore les clés théoriques de ce que j'étais en train de faire et l'expliquer aussi simplement m'était encore impossible.
Du coup nombre de lecteurs comme Khiguard ont cru voir dans les épreuves de Sens Renaissance et de Sens Mort des scénarios comme ceux que l'on trouve d'habitude dans les jeux du commerce. Seulement je n'ai jamais écrit de scénario pour Sens au sens rolistique du terme. Si l'on voit dans les épreuves des scénarios de jeu, on est déçu par leur manque de contenu. C'est bien naturel. Mais si l'on voit les épreuves comme des nouvelles dont il faut s'inspirer pour préparer ses propres parties on ne peut plus leur reprocher leur linéarité et/ou leur dirigisme. Cependant je note que Khiguard s'est ici prononcé en faveur de cette lecture (ton test ne le montre pas en revanche ^^). Il a déjà ajouté que cette manière de voir les choses ne change rien au fait que les nouvelles sont elles aussi lacunaires pour la préparation des parties. Il dit donc que la bonne lecture des nouvelles n'empêche pas sa critique. Les nouvelles manquent de contenu. Il a raison, je pense ! Sur ce point je ne le conteste pas. Cela a été tellement reproché au jeu (même par ses "fans") qu'il serait malhonnête de ma part de me justifier sur ce point. Je pensais que les nouvelles théâtrales de Sens mort seraient suffisantes pour planter les personnalités de Lester et Urielle, de Myphos et de l'Aiguilleur, etc. et que la description des fragments par Sens et par Chrysaor Orion suffirait à l'écriture et/ou à l'improvisation de vos parties.
L'idée de lire les épreuves comme des scénarios est aussi lié au fait que certains événements sont obligatoires. J'estime que ces quelques événements échappent à la volonté des héros. Ils sont des événements de l'Histoire (avec un grand H) et non pas de l'histoire des héros. Ils sont liés à des problématiques que j'essaie d’insuffler aux parties de ce jeu quels qu'en soient les maîtres de jeu et les joueurs. Ces événements montrent l'autorité de Sens sur un vaste Monde échappant encore et toujours à la Volonté des Bugs. La théorie de Wittgenstein de l'opposition entre la Volonté et le Monde est-elle impossible avant le p'tit dej ? Je ne crois pas mais... qui sait... Ces contradictions font partie de la philosophie défendue par le jeu. Je ne peux pas les retirer. J'entends bien les critiques sur ce point mais ma marge de manœuvre est extrêmement limitée sous peine de tomber dans des problèmes métaphysiques très pointus. Peut être même des contradictions qui rendent la théorie de Wittgenstein fausse. Je ne scierai pas la branche sur laquelle je suis assis pour correspondre aux habitudes rolistes.
Sens est un jeu plein d'imperfections mais ses défauts sont aussi ceux de la pensée que j'essaie de défendre : ma pensée est assise sur les épaules de Wittgenstein. Je pense à Fabien Hildwein en écrivant ce message, Fabien qui me disait encore l'autre jour qu'il trouvait que son jeu, Monostatos, était défectueux. Je m'aperçois maintenant que certains défauts sont le sens du jeu. Il faut prendre garde à la perfection plus encore qu'à l'imperfection. Je comprends les critiques de Khiguard et je les explique par une lecture souvent incorrecte liée à un auteur toujours incomplet ^^. Je veux cependant assumer ces critiques sans rien modifier. Comme un peintre qui effacerait les traces de son pinceau à tel point que la peinture elle même s'en trouverait effacée, lorsque je pense à la correction des défauts j'y vois la disparition de ma démarche intellectuelle. Je ne veux pas tomber dans cet excès. Ces "défauts" font aussi la richesse et la profondeur des questions soulevées par les bons jeux.
Quoiqu'il en soit merci Khiguard pour cette critique qui fait grandement avancer, si ce n'est le jeu, au moins son auteur. Merci à toi ! ^^