Dans ma dernière partie de Démiurges en date, il s'est passé un truc rare : un joueur a décidé de faire un sacrifice.
Je vous raconte le truc :
Les deux PJ ont choisi comme lien qu'ils sont du même père mais ne se connaissent que depuis leur arrivée à l'Agora.
Ils ont donc chacun un trait de relation à ce sujet.
Depuis le début, les PJ recherchaient des PNJ dissidents dans la ville de Chartres (eh oui, c'est encore le même scénar ^^), mission de l'Agora, l'organisation secrète à laquelle ils appartiennent.
Ils ont commencé par faire des recherches sur les lieux importants de la ville pour essayer de comprendre ce qui se tramait et ont croisé l'un des dissidents à la bibliothèque municipale. Utilisant ses pouvoirs, le PJ d'Éric a pu observer les recherches d'Herbert sans être vu.
Mais pendant ce temps, le PJ de Benjamin était allé se poster devant l'hôtel où logeaient les dissidents.
Ils se sont communiqués un certain nombre d'informations, mais le PJ d'Éric en a appris un peu plus par la suite sur les desseins des dissidents.
Or, peu de temps après ça, alors que le PJ de Benjamin s'était infiltré dans la chambre d'hôtel d'un des dissidents en son absence, il s'est fait repérer et a tenté de s'enfuir, se retrouvant nez à nez avec ses proies, devenant les prédateurs.
Il parvient à fuir jusqu'au sommet de l'hôtel, où sur le toit-terrasse, il se cache en transmutant une portion de mur pour se cacher contre une cheminée d'aération.
Mais les dissidents l'ont suivi et le délogent partiellement, le laissant prisonnier de sa portion de mur.
Ils appellent leurs potes restés en bas de l'hôtel.
Le PJ d'Éric voyant les dissidents quitter leur table de restau d'où il les surveillait discrètement, les suit de loin, utilisant ses pouvoirs pour voir plus loin et à l'angle des couloirs.
Les PNJ montent sur le toit, le PJ d'Éric attend le moment propice et génère une sorte d'illusion pour se faufiler également sur le toit derrière le bâtiment de la cage d'escalier.
Les dissidents interrogent le PJ de Benjamin pour vérifier ce qu'il sait. Quand celui-ci se retrouve en passe de dévoiler un élément capital, le PJ d'Éric utilise son pouvoir des ondes pour couper le son de la bouche du PJ de Benjamin.
Les dissidents se rendent compte qu'il y a quelqu'un d'autre.
Le PJ d'Éric utilise son pouvoir des ondes pour faire croire qu'ils sont nombreux, mais ses adversaires ne sont pas dupes. Il s'enfuit alors, disposant d'informations trop importantes pour se laisser capturer, mais il doit couvrir ses arrières pour ne pas se faire rattraper dans une course-poursuite à travers l'hôtel.
Il décide donc de créer un phylactère avec une pièce de monnaie : il enferme un pouvoir d'électricité dans l'objet, l'active et le met en contact avec la porte métallique qu'il referme derrière lui.
Mais pour créer un phylactère il y a trois solutions : sacrifier un de ses traits, une partie de son corps, ou des points de pouvoir permanents (jauge s'épuisant à chaque utilisation d'un pouvoir).
Éric avait donc le choix et à notre stupéfaction, il décide de sacrifier son trait de relation avec le PJ de Benjamin...
Il prétexte que cette fuite aura été vécue par le PJ de Benjamin comme une trahison.
Ses poursuivants prennent un choc pas très violent en touchant la porte, mais cela suffit à les empêcher de le suivre.
***
Je me pose donc une question épineuse : ce sacrifice, qui a été un électrochoc pour Benjamin et moi n'a-t-il pas fait dérailler la démarche créative du jeu pendant un court instant ?
Pour ma part, je me suis pris à penser et même à dire que le PJ d'Éric était un enfoiré, peu digne de confiance etc (sans animosité, je jubilais, plutôt qu'autre chose). Mais Benjamin n'a pas vraiment réagit de la sorte, il avait l'air de comprendre les motivations de son demi-frère fictif.
Plus tard, avec les points d'xp, Éric a choisi de créer un nouveau trait : "remords concernant l'abandon de son demi-frère".
Depuis le début de la séance, nous étions focalisés à 100% sur l'exploration, principalement de situation et de système.
Et là, j'ai eu l'impression d'être brièvement passé en mode narrativiste, sauf que :
- d'une, ça coulait, il n'y a pas eu de problèmes, l'électrochoc était positif.
- de deux, parmi l'infinité des solutions existantes, Éric a privilégié celle-ci, qui était induite par le système, mais absolument pas contrainte (sous entendu, il aurait très bien pu ne pas avoir à procéder à un sacrifice : utiliser son pouvoir de l'air pour l'aider à sauter sur le toit voisin, sacrifier des points de pouvoir au lieu du trait etc.)
Que dois-je penser de tout ça ?
Étions-nous dans une exploration de personnage et de situation pure ?
Ou cela flirtait-il avec une démarche narrativiste ?
J'ai souvent l'impression que ce jeu est funambule : il marche sur le fil simulationnisme, mais tangue souvent dangereusement lorsqu'il regarde à côté, le trapèze narrativiste...
Étant donné que ça n'a pas posé de problème durant la partie, c'était même plutôt un moment fort, j'ose croire que nous poursuivions la même démarche, mais j'ai un doute, parce que je n'arrive pas à légitimer ça théoriquement.
C'était clairement dramatique, il y a eu jugement de valeur sur les actes du PJ d'Éric.
Peut-être que ce qui sauve le bean's, c'est que la solution qu'Éric a exploitée fait partie intégrante de la cosmologie du jeu :
Le sacrifice est la réponse à la question du prix à payer dans les quêtes de la chrysopée (pouvoir, puissance) et de la panacée (remède) pour ceux qui n'ont pas atteint la pierre philosophale.
Le sacrifice fait partie intégrante du système du jeu et de la cosmologie démiurgique : tu sacrifies un trait, le niveau du trait correspond au niveau du pouvoir que tu réalises, même si tu ne maîtrises pas encore ce niveau. C'est un succès automatique. Cela vient en plus d'un système de résolution par comparaison de scores de caractéristiques fixes, enchéris par dépense de jauges de points récupérables (contrairement aux traits sacrifiés). Le sacrifice est donc beaucoup plus puissant que la résolution normale et la réussite est certaine, sauf si en face l'adversaire est trop puissant. Mais c'est coûteux.
Je me dis que c'est peut être le fait qu'on n'est jamais obligés d'avoir recours au sacrifice.
Mais dans des jeux comme Dogs in the vineyard, les dilemmes et les sacrifices sont également "propulsés" par le système.
Quelle est donc la différence ? Où est la nuance que je ne saisis pas ? J'aimerais que nous analysions ça plus en profondeur pour voir les conclusions que l'on pourrait en tirer.
(Je pense d'ailleurs que je pourrais interroger mes deux joueurs, mais il faut d'abord que j'évalue les questions à leur poser).