Ceci est un fil motivé en grande partie pour expliquer concrètement ce que j'explique abstraitement à Axel. Et puis, je crois que c'est la première fois que je fais un fil sur un jeu de Ron Edwards. C'est son premier jeu, un classique, datant dans sa version actuelle de 2001 (mais sensiblement identique à la version électronique de 98 si je ne m'abuse).
Principe du jeu
Les joueurs jouent des sorciers. Ces gens ont la capacité d'invoquer des démons pour en faire des serviteurs dans leur quête sans compromis d'un but. Ce sont des personnages arrogants, prêts à défier la réalité même (ça n'existe pas les démons!)
Il est entendu dès le départ qu'un personnage finira par (a) se brûler les ailes, (b) se morfondre de remords, (c) entuber tout le monde ou (d) obtenir la rédemption.
Le MJ joue les démons et l'adversité au sens général. Il doit exacerber les buts et mettre les personnages dans des situations difficiles d'un point de vue moral.
Le carnaval bizarre
C'est le monde que j'emploie pour faire jouer. Imaginez une grande ville du 18e siècle européen plongé dans un carnaval vénitien permanent.
Les sorciers sont des artistes, des politiciens, des scientifiques, des cyniques et des enfants.
La ville vit en apparente autarcie et dans l'abondance. L'argent n'est pas un problème, les gens font la fête tout le temps. Il fait toujours nuit, la météo change peu d'un "jour" à l'autre.
Une caractéristique centrale du jeu est appelé Humanité, il s'agit de la définir pour chaque contexte. Ici, l'humanité c'est la sensibilité au fait que les autres restent humains, malgré leur décadence.
Un personnage qui perd son dernier point d'humanité devient injouable. Tant qu'un personnage a au moins un point d'humanité, le joueur le joue comme bon il lui semble (cela n'indique pas un degré d'humanité).
La préparation
En gros, j'ai pondu deux pages et demi, format A4, pour expliquer le contexte et les options disponibles pour les joueurs.
Jérôme, Julien et Thomas ont pu créer leurs persos et leur premier démon à partir de ces informations.
Friedrich Goete, Jérôme
Poète et homme de culture qui cherche plus que tout a découvrir le monde au-delà des murs de la cité (99% de la population s'en bat les gonades).
L'incendie criminel de sa bibliothèque est venu chambouler ses plans.
Son démon est une entité invisible, capable de posséder autrui et d'en imiter le comportement.
H.P. Locke, Julien
Serrurier aux six doigts, dont le but est de prendre le contrôle du secteur économique de la restauration de la ville (un mystère pour le 99% de la population qui se contente de profiter).
Il a été chamboulé par la mort par empoisonnement de son père et de son oncle (frère du père), tous deux en train de préparer une expédition pour l'Extérieur.
Son démon initial est une serrure, prête à surveiller une maison et à paralyser quiconque la touche.
Arthur, Thomas
Auteur et politologue avant l'heure (Thomas voulait un mélange entre Voltaire et Bourdieu), son but est de découvrir le système qui permet à la ville de tenir le coup (99% de la population...)
Il a récemment été convoqué par une personne prétendant faire partie de la "mafia" qui gère la ville, pour une entrevue. L'occasion de passer de la théorie à la pratique...
Son démon est une superbe femme à l'aise en société qui sait un peu tout sur tout le monde (reflet d'une de ses œuvres littéraires)
Ma préparation
Tout ce qui précède à été décidé par les joueurs, y compris et surtout l'événement qui vient déséquilibrer la situation du personnage (incendie, mort et invitation).
A partir de cela, j'ai créé un réseau de personnages aux buts divers. Si les personnages n'interviennent pas, certains s'entre-tueront, d'autres assoiront leur position dominante, d'autres encore coucheront ensemble.
Les personnages joueurs vont nécessairement venir poser quelques problèmes dans ce réseau. Il est perturbé, l'histoire est sensée naître dans la recherche d'un nouvel équilibre. Des gens vont mourir, changer de position, revoir leurs ambitions à la hausse ou à la baisse, des gens vont naître (peut-être).
Quelques exemples de situations
Nous avons joué cinq séances. Une bonne part des scènes se sont faites personnage-joueur par personnage-joueur, surtout au début. Pourtant, les personnages ont clairement des points de recoupement et j'ai renforcé cela via le réseau de personnage.
Croisement
Dès le début, on sait que Goete entreprend un acte dangereux, puisque le père et l'oncle de Locke pourraient bien avoir été tués pour leur curiosité, et on a mis le feu à la bibliothèque.
Plus tard, je décide qu'un sbire tente d'empoisonner Goete. Celui-ci s'en rend compte, et croit à tort que c'est un rival artistique qui en est à l'origine. Quand il lui fait presque boire la coupe empoisonnée, le personnage de Jérôme arrête son geste en le bousculant "par accident".
Arthur était pendant ce temps en mission d'essai pour faire partie du groupe secret (la "mafia"), qui se nomme les Sénéchaux, les têtes pensantes du Bouffon Ecarlate (que personne n'a jamais vu).
En même temps, il essaie de doubler l'organisation et tente de comprendre la structure de l'organisation. A cette fin, il retrouve, grâce à son démon, la piste de celui qui semble payer tous les indics et autres hommes de mains. Il le poursuit, et malheureusement perd sa trace dans la foule, bousculé par un homme déguisé en une sorte de guignol rouge... (jet de dé)
La scène d'après, Goete (la faute d'orthographe est volontaire) sort de la maison de l'artiste rival avec lequel il a tenté de se rabibocher (tout en lui soustrayant quelques informations) et remarque le "trésorier" qu'Arthur poursuivait la scène précédente en train de discuter avec un enfant, tenant un chariot de sa main déformée.
Jérôme choisit d'ignorer ces deux gens se tenant juste devant la propriété qu'il est en train de quitter. Néanmoins, j'établis un lien fort entre les scènes, même s'il n'y a aucun lien de cause à effet. La posture d'auteur que les joueurs sont encouragés à adopter lui aurait permis d'aller leur chercher noise (d'un point de vue méta-jeu, je lui en avais donné l'excuse), d'autant plus que son personnage est facilement irritable (le gosse qui joue devant la maison...)
Adversité
Autre moment choisi. Dans sa mission d'admission, Arthur est mené à enquêter sur un ami de la famille Locke (le personnage de Julien). Il découvre qu'il entretient lui aussi une correspondance épistolaire avec le Bouffon Ecarlate, mais aussi avec l'épouse Locke (mère du personnage à Julien). Julien s'exclame, hors-jeu of course, "Ah la pute" ou quelque chose à cet effet.
Cet ami de la famille visitant souvent la famille (hmm...), ayant mystérieusement échappé à l'empoisonnement alors qu'il devait faire partie de l'expédition et étant un gros bonnet de la distribution alimentaire dans la ville, Julien décide de le surveiller (grâce à la serrure démoniaque).
Un beau soir, la serrure paralyse la mère Locke alors qu'elle voulait entrer au manoir de Falcrest. Locke en déduit qu'elle entretient une relation osée avec cet homme et la confronte indirectement le lendemain (après avoir discrètement ordonné à la serrure de relâcher sa mère).
Finalement, les choses ne sont pas aussi claires que Locke le pensait, et finalement se rabiboche avec sa mère (accessoirement, c'est un gain d'humanité, vu la définition.)
A vous
J'ai juste esquissé deux-trois points que je pense essentiel pour rompre le paradoxe que je décrivais dans le fil d'Axel.
- Des personnages avec des buts
- Des personnages dans une situation instable (l'événement qui les chamboule complété par mon réseau de personnage, dans le contexte de la ville)
- Le fait que je me contente de croiser les histoires et de jouer l'adversité (en fait, je gère aussi le monde, d'ailleurs j'en ai probablement un peu trop fait, au détriment de la possibilité qu'ont les joueurs de faire agir leurs personnages)
Ainsi, je peux juste jouer démons et PNJ, appuyer là où ça fait mal (faut que je me lâche encore), et produire de l'adversité. Je n'ai donc pas de scénario préconçu. Je ne sais pas si le Bouffon Ecarlate va se faire défoncer comme une sale merde ou s'il va abuser des PJ. Je ne sais pas si Locke va tuer Falcrest et ce qu'il va faire une fois qu'il aura pris le contrôle de la distribution de nourriture (il est en bonne voie). Je ne sais pas si Goete va rassembler une équipe pour partir de la ville et ce que cette ouverture vers l'extérieur va signifier pour la ville.
Je n'ai pas besoin de le savoir, j'ai juste besoin de jouer les personnages secondaires en m'ajustant sur les agissements des PJ. L'histoire naît de cette rencontre. C'est effrayant au début et demande un certain apprentissage, mais c'est bon.