Je suis membre de l'association Comme un Roman dont le but est de promouvoir le jeu de rôle via internet. Pourquoi via internet ? Par ce que tout le monde n'a pas la chance d'avoir 3-5 copains rôlistes à portée de la main. Dans mon cas, regardez ma localisation sur mon profil et vous comprendrez que je puisse avoir du mal à constituer une table de jeu.
Nous avons chacun expérimenté, voir animé, un ou plusieurs jeux massivement multijoueurs sur internet se prétendant "de rôle". Mais nous avons été finalement déçus. Il s'agissait en fait soit de jeux de stratégie à la première personne, soit de jeux par forum quasiment dépourvu de système où tout reposait sur le ou les MJs, avec tous les problèmes de conflits humains que cela peut engendrer. Quelques jeux tentent de rassembler les 2 aspects, mais ils souffrent des points faibles cumulés des deux autres.
Vous remarquerez que chacun des 3 types de jeux en ligne décrit ci-dessus est un décalquage d'une façon de jouer sur table. On obtient à peu près le spectre de possibilité des jeux de rôle classiques sur table, du wargame déguisé au sans règle. En moins bien.
- Les jeux de stratégie à la première personne sont le plus souvent directement inspiré du système de D&D et de ses origines wargame. Aucune action fictionnelle n'est jamais récompensée, donc le roleplay et la construction de la fiction sont totalement délaissés.
- Les jeux par forum sont une reproduction de l'idéal des jeux "sans règle", mais avec toutes les incompréhensions que peut générer la communication par internet.
- Les jeux mélangés sont un bric à brac qui ressemble à une partie lambda en convention entre personnes ne se connaissant pas et ayant des attentes créatives (creative agenda in Forge English) divergentes.
Comme je venais de découvrir la Forge, je me suis dis : "Ca sera surement mieux avec un jeu sur table bien conçu". J'ai donc sélectionné My Life with Master (MLwM) de Paul Czege et nous avons commencé à y jouer via forum. La création du Maître et des Serviteurs s'est faite avec tout le monde sur IRC et chaque joueur a reçu une copie des règles.
Pour vous situer rapidement, MLwM est un jeu qui détaille la psychologie de la relation entre un Maître et ses serviteurs. La relation tient tant que le Serviteur se croit objectivement monstrueux (le Maître lui fait commettre des choses horribles) et aimé uniquement par le Maître. Le Maître (joué par le MJ) meurt de toute façon des mains d'un de ses serviteurs (PJs) à la fin du jeu, lorsque ce dernier a accumulé assez d'amour de la part de tiers pour reprendre confiance en lui. Le cadre canonique est l'Europe centrale d'un XIXe siècle gothique, l'époque de Frankenstein ou Dracula.
Le jeu se déroule par scène, avec la plupart du temps un seul serviteur par scène. Il s'agit donc plus d'histoires entremêlées que d'une unique histoire. Le texte du jeu incite pourtant les joueurs à intervenir verbalement même lors des scènes où leur personnage est absent, de façon à ce que tout le monde participe à l'ambiance. Naturellement, la première façon de jouer que nous avons expérimenté a été un sujet pour chaque serviteur. Echec sur toute la ligne. Seul le MJ (moi) avait une vision d'ensemble du jeu, les joueurs ne postant, voir ne lisant pas ce qui se passait chez les autres. => Ce mode de jeu ne peut donc pas fonctionner sans la cohésion sociale prenant corps naturellement lorsque tous les participants sont assis à la même table. Remarquez que rien dans le système ne récompensait l'implication dans les scènes des autres.
Voyant cela, j'ai décidé de rassembler toutes l'histoire dans un même sujet de forum. Chaque joueur voyait ainsi obligatoirement ce qui se passait chez les autres. La motivation est un peu remonté, et on a eu quelques commentaires HRP (sujet à part) à propos des scènes des autres. On sentait quand même que les joueurs se forçaient pour mes beaux yeux.
Pour expliquer les problème suivant, je dois détailler un peu plus le système de résolution de conflit de MLwM. Une scène se déroule ainsi :
- cadrage par le MJ
- intentions du PJ
- résolution via les dés et les stats du Serviteur et du Maître
- mise en scène du résultat des dés par MJ et joueur.
A l'étape 2, le MJ juge l'émotion exprimée par le joueur. Est-ce de l'Intimite (d4), du Desespoir (d6) ou de la Sincerite (d8) ? Si l'une de ces 3 émotions est exprimée "plus fortement" par le serviteur que par le Maître, le joueur gagne un bonus. Il est facile d'oublier cette règle. Mais dans ce cas là, le jeu se résume à une résolution aléatoire des scènes. Les joueurs n'ont plus aucune prise sur l'histoire. Le jeu perd tout intérêt. Nous nous sommes fourvoyés ainsi, mais un post sur le blog de Vincent Baker nous a éclairé sur notre erreur et nous avons redressé la barre.
Malgré tous nos efforts, nous avons rapidement arrêté de jouer. Nous nous sommes rendu compte que MLwM n'était finalement pas si bien conçu que ça, en tout cas pour un jeu en ligne. En effet, au moins la moitie du RP est sensé se faire après le lancé de dé. L'histoire se construit en justifiant le résultat des dés. Pourtant, très souvent on avait des scène racontée comme ça (je caricature) :
Le héros était enfin, après tous ces efforts face au Grand Méchant. Ils l'élancent l'un vers l'autre épées au clair. Le héros gagne.
La première phrase c'est le cadrage, pas de problème. La seconde c'est les intentions, ok. Mais la troisième phrase en guise de conclusion laisse le lecteur sur sa faim.
Sur table, j'imagine que le MJ et les autres joueurs ne se satisfont pas d'un récit de scène ainsi écourté. Le joueur fainéant est immédiatement rappelé à l'ordre et il se rattrape. En ligne, quand plusieurs heures peuvent s'écouler avant que la contribution d'un joueur soit lue et que la pression sociale est bien plus faible, on fait une remarque la première, la 2e fois, mais après on se dit "pourquoi faire l'effort ?". De fait, rien dans le système de jeu ne récompense l'interprétation correcte et cohérente de la conclusion.
On peut mettre ça en regard de Dogs in the Vineyard par exemple où si le joueur A ne décrit pas exactement comment il attaque, le joueur B est incapable de savoir comment continuer à jouer. B est donc forcé de corriger A. C'est ce que Baker appel un IIEE avec des dents, qui contre activement la paresse des joueurs.
Ma conclusion est que les jeux en ligne ont vraiment vraiment absolument besoin d'être bien conçus. L'exigence est bien plus forte qu'avec des jeux sur table où la cohésion sociale fait tenir la partie malgré tout. Les éléments indispensables sont à mon avis :
- Des règles qui se déclenchent lorsqu'un joueur porte un jugement sur la fiction ("ton personnage exprime du désespoir")
- Un IIEE avec des dents, qui force les joueurs à s'appuyer sur la fiction, qui rend tel joueur responsable de la cohérence et de la complétude de la fiction élaborée par tel autre joueur. Du coup on fait attention à ce que font les autres et on soigne sa fiction.
La bonne nouvelle, c'est qu'une fois ça en tête il me semble tout à fait possible de concevoir des jeux de rôles en ligne tout à fait satisfaisants.
P.S. : Tous les post de Vincent Baker auquel je fais référence sont traduits en Français sur le site de CuR-asso donc le lien se trouve dans ma signature.