Présentation
Voici une partie que j'ai jouée il y a deux semaines sur Dirty Secrets, un jeu de Seth Ben-Ezra qui tient Dark Omen Games en collaboration avec son épouse.
C'est un jeu qui propose de se plonger dans un polar noir à la façon des grands romans des années 30 et 40 de Ross McDonald et Raymond Chandler qui mettent en scène un investigateur privé pas tout à fait net qui met son nez dans les affaires les plus dégu' que la société a vite fait de balayer sous son tapis.
L'enquête n'est donc qu'un prétexte à aller retourner des drames de famille, se mêler au milieu de la drogue et se frotter aux diverses mafias. Seth voit cela essentiellement comme une critique sociale.
Pour ce faire, la toute première règle du jeu est géniale: votre histoire doit se passer dans une ville connue (pas New York que tout le monde "connaît", mais Delémont, Poitiers, St-Malo, Montréal...) de tous les joueurs, la semaine passée. Ceci donne immédiatement des références partagées très fortes à tous les joueurs et permet tout de suite d'accéder à un côté quasi inconscient d'associations d'idées.
Mise en place
Nous étions trois: Zarina (une amie d'Orc'Idée), Julien (un gars du club de jeu de rôle de mon école dont j'ai fait la connaissance une demi heure avant) et mescolles.
Comme je semblais être la personne qui connaissait le mieux le genre du polar noir et que j'avais de surcroît déjà quelques parties de ce jeu à mon actif, nous nous sommes mis d'accord que je serai l'Investigateur: j'aurai ainsi toujours le dernier mot sur ce qui concerne le personnage principal de l'histoire.
Les autres seraient à tour de rôle l'Autorité, le joueur qui a le dernier mot sur tout le reste dans une scène.
Nous avons pour commencer déterminé un crime: quelqu'un avait volé quelque chose à quelqu'un. Okay...
Ensuite, création de personnage. Zarina s'est retrouvé avec la cartelette de personnage de la victime, Julien celle du suspect et moi de l'investigateur. A tour de rôle, nous remplissions une donnée démographique parmi les suivantes: âge, sexe, race, classe sociale, statut légal (citoyen, policier, (ex-)condamné). Il s'agissait à chaque fois de faire tourner la petite carte au prochain joueur. Une fois que tout était rempli, on récupérait notre carte, on donnait un nom au personnage et on avait éventuellement le droit de changer un champ si on en avait envie.
Je jouais une mère de famille d'origine franco-slave et je me suis retrouvé à devoir jouer le médiateur entre mon bon voisin, un flic municipal (police de proximité) et mon amie d'enfance, une flic cantonale (plutôt les grosses affaires). Le premier suspectait la seconde de lui avoir piqué un dossier sur un indic' dans une affaire chaude du moment et préférait gérer la chose à l'amiable que de faire un scandale entre les deux corps de police.
Investigation
Chaque "chapitre" commence par une proposition de scène de la part de l'Investigateur parmi: Investigation, Révélation et Réflexion. L'Autorité peut ensuite décider de laisser l'Investigateur poser la scène ou prendre la main en proposant sa propre scène d'Investigation ou de Violence.
Ces choix ont un effet sur les réserves de dés des joueurs, mais je ne vais pas entrer dans ce sujet.
Nous avons donc raconté quelques scène où l'investigatrice Marlène Grusinsky essaie de parler à son entourage (au fur et à mesure, on rempli des petites cartes de personnage si on pense que celui-ci sera important à l'histoire). Les deux autres joueurs se répartissaient les personnages secondaires au fur et à mesure qu'ils entraient en scène.
Alors que l'affaire stagne, personne n'avoue et qu'on ne voit plus où on va, Zarina pose une scène où Grusinsky reçoit un appel anonyme: "On a poignardé votre demi-soeur sur son lieu de travail!"
Et là, commence une histoire de famille sordide (en parallèle avec une activité plus frénétique à la table): nous découvrons que le père de l'amie d'enfance de Marlène est aussi le père caché de l'assassinée, que le voisin avait une affaire romantique avec la décédée, que le père en question est complètement à la masse (Julien gagne un conflit contre mon investigatrice et doit répartir des points de violence: plutôt que de viander Grusinsky, il raconte comment le gars se tire une balle dans la jambe afin de faire peur à Marlène et obtenir la protection de la police!), etc.
Il faut dire qu'il y a un mécanisme marrant si on choisit une scène de Révélation: l'Investigateur choisit un des personnages non-investigateur, puis un deuxième personnage est choisi au hasard et son type de relation est tiré au dé (ou alors, l'Investigateur peut choisir un type de relation, mais alors les deux personnages sont tirés au hasard).
Et donc tout à coup, il faut improviser des relations (types: familial, romantique, affaires) entre les personnages. Alors imaginez la gueule des joueurs quand le flic voisin de 65 ans est découvert comme ayant une relation romantique avec la défunte de 18 ans!
Ca crée souvent des délires pas possible autour de la table jusqu'à ce qu'on trouve une explication crédible. Surtout quand les relations familiales deviennent encore plus tordues qu'à Top Model!
Résolution du crime
A la fin de chaque scène, le vainqueur du conflit (par défaut c'est l'Investigateur) déplace un pion sur une grille (plus ou moins grande selon la longueur de partie désirée) et écrit un nom de personnage dans la case atteinte.
Dès que le pion ne peut plus être déplacé sur une case libre, on tire deux dés qui nous donnent des coordonnées sur la grille. S'il y a un nom de personnage sur la case, celui-ci est l'auteur d'un des Crimes (comme pour les personnages importants, il y a des petites cartes en nombre limité pour décrire des crimes importants à l'histoire).
Donc nous on tombe sur d'abord la résolution du vol, qui a effectivement été commis par l'amie d'enfance. Subtilité! Il ne s'agissait pas d'un dossier quelconque, mais d'un acte de naissance (ça on y est arrivé ensemble) pour la décédée.
Deux-trois scènes plus tard, on résout le meurtre. C'était une scène terrible: la voleuse s'était introduite dans l'appartement de Marlène et avait laissé la porte entre-ouverte. En entrant, l'investigatrice ne voit que son amie dépitée assise sur un fauteuil au salon, un flingue à la main. En avançant, on découvre le voisin mort sur le tapis. Marlène est complètement sous le choc et l'amie lui dit: "C'est pour te protéger..." et s'évanouit.
Résolution de crime donc! Qui a tué la demi-soeur de Marlène?
Lancer de dé... GASP! c'est l'amie! Hein? Quoi, pourquoi?
On pensait plutôt que c'était le vieux flic qui avait commis un crime passionnel quand sa relation est tournée au vinaigre, ou alors le père parano qui avait peur de se faire emmerder pour des histoires de thunes.
Mais non, ce n'est pas cela du tout. On réfléchit, on se creuse la tête et tout à coup Zarina dit:
"Mais c'est une histoire d'héritage, ça expliquerait pourquoi elle avait volé l'acte de naissance de sa demi-soeur et qu'elle avait essayé d'empoisonner discrètement son père à l'hôpital!"
Mon dieu, mais c'est bien sûr! Une sordide histoire d'héritage...
Réflexion
Après coup, il y a quelques incohérences mineures dans l'histoire (pourquoi cette phrase: "C'est pour te protéger..." par exemple). Je ne pense pas que ça passerait pour un scénario béton si on en faisait un film. En revanche, ça passe à coup sûr pour une histoire passionnante avec des relations pas possible entre les personnages et c'est ça le point fort de ce jeu.
Il y a beaucoup de discussions entre joueurs: surtout quand il faut tout à coup improviser le lien entre deux personnages ou trouver une explication cohérente quand l'auteur d'un crime est déterminé par la grille. Parfois, on doit ajouter des détails à une scène passée afin que ça colle.
Il faut donc toujours être prêt à se débarrasser de ses préjugés: parce qu'on a forcément rapidement des hypothèses sur qui est le méchant, mais c'est rare que ce soit aussi simple. Il faut aussi en rester à des croquis de scènes. Si on applique tout de suite la couleur, on risque de se trouver avec un tableau final dépareillé.
Une très belle leçon de non-linéarité et de lâcher de contrôle.
Si vous avez des questions, n'hésitez surtout pas, je conçois que ceci peut paraître assez abstrait et peut-être même lacunaire.