Ce fil fait suite à la demande que Frédéric a formulée dans le fil Synesthésie faible que j'illustre l'idée des scènes tranquilles que j'y avançais.
Rendons à César ce que Cléopâtre lui a piqué: cette notion me vient du supplément Sex and Sorcery pour Sorcerer et des jeux Dirty Secrets et The Shadow of Yesterday. On la retrouve à mon avis dans presque toutes les histoires, peu importent les supports (pour cela je me base sur le livre Scene & Structure de Jack M. Bickham qui décortique le roman d'action moderne. Livre très pertinent, disponible uniquement en anglais à ma connaissance).
Je vais vous donner un exemple tiré d'une partie de Dirty Secrets jouée il y a un peu moins de deux ans.
Le contexte général
L'histoire se déroule à Lausanne en Suisse. L'investigatrice est une riche dame hispanique nommée Maria Clergia, célibataire.
La suspecte est une certaine Amandine, qui apparemment veut se venger de son ex, un immigré de seconde génération, Foro, en extorquant du fric à son père Slavko grâce à un chantage concernant un passif fort douteux de passeur.
Foro est un bon ami de Maria (suite à un coup d'un soir...) et lui demande donc de l'aide. Clergia accepte (Maria est peut-être amoureuse de Foro...)
L'action
Très rapidement ça se passe mal pour Maria: elle rend visite à Amandine, alors que les deux femmes ne se connaissent ni d'Adam ni d'Eve. Je ne me rappelle plus exactement sur quelles bases les discussions ont eu lieues, mais toujours est-il que Maria se prend une monumentale claque après avoir poussé Amandine à se trahir sur un point.
C'était une scène pleine de tension, pour une chose où finalement, Maria n'a que peu d'implication. Pourquoi se prendre une engueulade, une claque (elle résonne encore dans mon esprit) et risquer de se faire accuser de harcèlement par une inconnue?
Réflexion
Dirty Secrets a un mécanisme simple pour "régénerer" l'investigateur, et Maria en avait fort besoin (la claque était si méchante que j'en avais perdu tous mes dés). Il s'agit tout simplement de décrire une scène où le personnage se relaxe et prend du bon temps, afin de faire le point sur ce qui lui arrive.
C'est une scène très simple qui se déroule dans le superbe appartement de Maria avec vue sur le lac. Le soleil est en train de se coucher et elle mange un petit plat qu'elle s'est cuisiné tout en dégustant un excellent vin rouge.
Et c'est tout.
Retour à l'action
Après, c'est l'explosion de la violence! En vrac: Foro et Maria s'engueulent dans un bar, Maria se fait bousculer et se tape la tête contre une table: perte de connaissance, ticket express pour les urgences!
Finalement, pas trop grave... et « ah vous saviez que vous étiez enceinte? »
Quelques jours plus tard, toujours à l'hôpital en plein milieux de la nuit, Slavko débarque avec une énorme pince... pour essayer d'avorter Maria! Maria se réveille et hurle! C'était proprement immonde comme partie. Slavko n'arrive pas à s'y résoudre, éclate en sanglots, tergiverse, puis un autre sbire débarque en trombe pour lui dire que "ce n'est plus nécessaire". Visiblement Amandine est derrière tout cela!
Gros choc pour Maria.
Quelques scènes plus tard, Amandine est retrouvée assassinée.
On a aussi la scène de la vengeance, où Maria, de retour de l'hôpital, envoie Foro en bas les escaliers. Bref, c'était ultra cash comme partie.
Nouvelle réflexion
Encore une scène très simple, carrément cryptique. Maria sirote son verre de vin rouge en contemplant le lac et en caressant son ventre. Elle dit un truc apparemment absurde pour le public: « Une de moins... »
Suite de la violence
Maria va mettre de l'ordre dans le merdier (y avait une "connexion turque", le sbire de la scène de la tentative d'avortement retrouvé assassiné et une "orpheline", en réalité la fille d'Amandine) et va "discuter" avec des gens, accompagné de son 9mm.
En cours de route, on apprend que c'est Maria qui avait tué Amandine (ben oui, vengeance...)
Finalement, Foro est arrêté pour le meurtre du sbire (ce qui arrange bien Maria). Maria laisse Slavko vivre avec sa conscience et l'honneur de sa famille souillée.
Fin.
Mon analyse
C'est un peu grossier, c'est essentiellement de la fiction résumée, mais je vais y revenir.
Si on parle en terme de synesthésie au sens du rapport qu'il y a entre les niveaux sympathique et utilitaire, voici ce que je peux dire concernant Maria:
Réflexion, avant la tentative d'avortement
- Niveau sympathique: aider un ami? oui bien sûr! mais là quand même... je ne sais pas si ça en vaut la peine.
- Niveau utilitaire: bien sûr que ça en vaut la peine! je vais me faire plaisir avec cette scène du repas (juste parce que j'aurais adoré être à sa place) et puis illustrer la résolution de Maria de continuer l'enquête.
Attention, les joueurs ne savaient pas pour sûr que Maria était l'assassine d'Amandine! Moi je faisais comme si quand même.
- Niveau sympathique: je savoure mon verre de vin rouge, je dis bonjour à mon enfant... « Une de moins... » [Les joueurs n'ont aucune certitude quant à la signification cette phrase exprimée à voix haute à ce moment de la partie, même si après coup je peux toujours faire mon malin et prétendre que je savais depuis le début...]
- Niveau utilitaire: je veux rendre crédible la possibilité que Maria soit la meurtrière si la résolution l'indique, et au moins montrer que Maria est dans une attitude vengeresse.
Néanmoins, rétroactivement, on peut interpréter cela comme un rapport convergent entre les niveaux.
Ces deux scènes n'avaient pas de conflits. Rien n'était possiblement en jeu pour le personnage, puisqu'il n'y avait aucune action pouvant avoir un impact sur l'intrigue.
Pour le joueur on pourrait parler d'enjeu: positionner mon personnage de manière crédible comme assassin d'Amandine. En même temps, les autres joueurs n'ont pas manifesté la moindre opposition à cela. Seul le système aurait pu me contredire, mais je m'arrangeais pour mettre toutes mes chances de mon côté.
Le commentaire d'Edouard comme quoi "vouloir" implique une notion plus introvertie au contraire de "l'enjeu" qui est extraversion n'est pas en contradiction avec ce que je rapporte.
La synesthésie
Le rapport entre les deux niveaux, comment était-il pendant ces deux scènes? C'était jouissif! J'ai une image très vive de ces deux scènes, "j'y étais", je me voyais boire ce vin, tout en savourant la notion que je mettais en place une crédibilisation du personnage (une fois concernant sa motivation à continuer l'enquête, une fois pour la thèse de la vengeance).
C'est extrêmement abstrait comme sensation! Pas de sensation d'être le personnage, mais une complicité. Je ne savais pas tout de Maria, et elle ne savait pas tout de ce que j'envisageais pour elle, mais c'était évident pour moi que nous étions sur la même longueur d'onde.
(Et j'écris ça alors que dans d'autres fils je prétends que le personnage n'existe pas! Bien sûr que Maria n'existait pas, mais là j'analyse mon ressenti et mes motifs personnels.)
Questions
Est-ce que ça vous parle? Sommes-nous d'accord de dire qu'il n'y avait pas d'enjeu à proprement parler¹ pendant ces deux scènes, qu'elles étaient tranquilles et introspectives et qu'il y avait quand même de la synesthésie?
Si oui, Frédéric, je dois avouer que je suis dans un moment de remise en question: je me dis, okay, c'est bon... et alors? Je ne vois pas du tout où cela peut me mener et comme je suis très méfiant en ce qui concerne l'analyse "de ce qui se passe dans la tête des joueurs", je ne sais pas trop comment continuer.
Sinon, ça vous va si on exprime les niveaux sous forme de "monologue intérieure", comme je l'ai fait ou est-ce que ça floute les choses?
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¹: au sens de "faire accepter mon homosexualité à mes parents", "lui tirer une balle dans la tête", "la convaincre de rester avec moi", "lui faire croire mes sornettes", etc.
[édité pour corriger une faute d'orthographe dans le titre... je vous jure]