Ce weekend, nous avons playtesté trois jeux, Romaric et moi.
La partie qui a retenu notre attention était celle de Prosopopée, petite explication :
Ce jeu est un pari pour moi de parvenir à obtenir un résultat en JDR proche de Mushishi, l'animé japonais (pas de faire un JDR sur Mushishi).
La particularité de cet animé est l'aspect contemplatif, centré sur la beauté du monde, sur l'exploration de certains principes qui le régissent, sur une quête d'harmonie et sur la rareté des conflits au sens dramaturgique.
Ginko, le protagoniste est une sorte de médecin qui soigne les maux étranges provoqués par une promiscuité entre les humains et les Mushis (sortes d'êtres invisibles aux facultés et propriétés diverses). Généralement, Ginko cherche à résoudre les problèmes en rétablissant une certaine harmonie entre les deux formes de vie.
Comment faire un truc pareil en JDR ?
***
Dans Prosopopée, les personnages possèdent une particularité physique qui leur fait office de nom (on ne donne jamais de noms propres dans ce jeu) :
Je jouais "celle dont les yeux ruissèlent en permanence"
Romaric jouait "celui à qui parlent les livres"
Nous n'étions que deux, il n'y a pas de MJ, tous les joueurs ont le même statut autour de la table, ce qui implique plusieurs choses que nous verrons plus tard...
Le monde est décrit comme suit : Une cité humaine centrale est entourée de zone sauvage, forestière au cœur de laquelle se dressent quelques villages. L'époque pourrait s'apparenter à l'antiquité (mais cela me semble dénué d'importance, je pense qu'un grand flou sur ce point sera plus intéressant, à vérifier).
Je vous présente la fiction que l'on a bâtie au cours de ce bref mais passionnant playtest (ouais, je nous envoie des fleurs :D ) :
Celle dont les yeux ruissèlent en permanence découvre un hameau dont les toits des maisons qui le composent sont légèrement bleutés.
Il n'y a personne, hormis un homme : celui à qui parlent les livres.
Elle s'approche de lui et lui demande : "où sont passés les habitants ?"
Il lui répond qu'il ne comprend pas ce qu'elle essaye de lui dire.
Elle observe les maisons autour d'eux et pénètre l'une d'elle, en sortant un manuscrit et une plume. Elle pose de nouveau sa question, mais à l'écrit.
Celui à qui parlent les livres lui répond que si elle écoute, elle se rendra compte que les animaux ont également disparu de la forêt, le silence est intense et envahissant.
Mais Celle dont les yeux ruissèlent en permanence se rend compte que l'intérieur des maisons est rempli de monticules de livres formant le mobilier et bien plus.
Quel est donc ce miracle ?
Les gens et les animaux auraient-ils été transformés en livres ?
Mais par quel phénomène ?
Elle s'approche d'une maison dont la toiture descend suffisamment bas pour se rendre compte que le bleu des toits du hameau vient de feuilles d'arbres qui les recouvrent.
Voilà sans doute la cause de cette étrange malédiction...
Elle s'approche alors d'un vieil arbre ne possédant plus de feuilles et se colle à lui. Elle entre alors en empathie avec lui et découvre une immense tristesse.
Les hommes les coupent pour faire du papier, des livres comprend Celui à qui parlent les livres.
Celle dont les yeux ruissèlent en permanence tente alors d'influencer l'arbre avec une émotion de joie. Les feuilles bleutées quittent alors les toitures pour étoffer les branches du vieil arbre, ce qui rend aux habitants du hameau et aux animaux des environs leur apparence d'origine.
On a arrêté là.
Le principe est que nous alternons la narration avec une large liberté de mise en scène.
Quand on parle, les autres joueurs peuvent vous récompenser de deux façons :
- Soit j'apprécie ce que tu décris et je te donne un dé d'une couleur (A).
- Soit je veux que l'on découvre un élément important du problème. Dans ce cas, je complète la description du joueur et j'établis avec un dé d'une autre couleur (B) un score de déséquilibre sur la substance du monde correspondant au point de narration développé et initié par l'autre joueur. Dans ces phases, mon personnage n'agit pas, je dois me focaliser sur un enrichissement du problème ou des indices qui y conduisent.
Les substances du monde sont les suivantes :
- Humains
- Animaux
- Végétaux
- Éléments
- Objets
- Harmonie
- Abstractions
- Vide
Lorsqu'un joueur possède suffisamment de (A), il peut tenter de résoudre le problème en mettant en œuvre une de ses médiations :
- Intuition
- Langage
- Savoir-Faire
- Sagesse
- Volonté (que l'on a décidé de changer en Amour après la partie)
- Sensibilité
- Science
- Perception
Les dés (B) de Substance déterminent le niveau de difficulté auquel on se heurte si l'on veut résoudre le problème. Les dés (A) sont lancés et chaque score obtenu est confronté au score de la médiation employée. Chaque dé inférieur à ce dernier constitue un succès. Il faut obtenir le même nombre de succès que le niveau de difficulté de la substance que l'on choisit. Si on ne l'atteint pas, c'est un échec raconté par un autre joueur que celui qui a lancé les dés. Si on le dépasse, on ne le règle que partiellement et on en crée un nouveau (narration partagée) et si on l'atteint, le problème et résolu, les substances sont rééquilibrées dans ce lieu.
Qu'observe-t-on ? La dramaturgie est vraiment très en retrait, on se concentre sur l'esthétique de la fiction, on essaye de surprendre positivement l'autre par ses descriptions. L'articulation des propositions rend la narration très fluide. Il n'y a pas vraiment eu de compétition, ni de défi à relever.
Quand un joueur narre, les autres déduisent la ou les substances auxquelles se rapportent les faits et collectivement pour que l'histoire se trace. Il y avait une sorte de paix dans notre partie, à la fois dans la fiction et chez les joueurs. On parlait doucement, on était là, on était bien et contents d'y être.
On finit par puiser dans les substances pour se donner des idées, mais la partie étant courte (30 minutes de narration pure), on n'a pas éprouvé l'éventualité d'une fatigue latente.
Des sourires de surprise et de "délectation" accompagnaient les récompenses de type (A).
Je n'ai pas eu l'impression désagréable d'être en roue libre, mais c'était un peu mince pour vérifier cela sur la durée.
En réalité, la modélisation des potentialités du monde par les substances est le cœur du jeu et son moteur.
Le jeu me plait tel quel, bien qu'il doive subir de légères modifications pour être "harmonisé" dans la direction qu'il propose.
Je pense avoir atteint ce que je visais dans Mushishi.
J'ai une question pour Christoph et pour les autres GNSophiles :
- Sommes-nous dans une partie narrativiste avec focalisation sur l'univers (et étouffement de la dramaturgie) ?
- Ou sommes-nous dans une partie simulationniste où la liberté créative de mise en scène et de construction de la fiction (et de la narration) est très grande pour les joueurs ?
Pourquoi ?