Une première version des règles est disponible sur mon blog; je vous invite à les lire, elles sont vraiment courtes (équivalent 3 pages A4). En voici un résumé.
On pose un paquet de cartes au milieu de la table. Chaque joueur commence par définir un voyageur selon quatre critères: son allure, ses capacités, sa quête et la motivation de sa quête. L'"univers", au sens des jeux de rôles traditionnels, est laissé au choix des joueurs, seule véritable contrainte: aucun joueur ne doit être handicapé par sa méconnaissance de l'univers.
On raconte chacun une étape à tour de rôle; celui qui raconte l'étape de son voyageur est appelé le "joueur nomade", les autres sont appelés les "joueurs casaniers". Durant une étape, le joueur nomade raconte comment son voyageur voyage (en choisissant de décrire particulièrement 3 éléments dans une liste) puis comment il se dirige vers une progression dans sa quête ; il peut demander à un joueur casanier de jouer l'un ou l'autre personnage. Les joueurs casaniers peuvent faire trois choses différentes, en plus d'écouter attentivement le joueur nomade:
- faire une suggestion "étrange et déroutante" au joueur nomade, dans l'idée de représenter la nouveauté et l"étranger" au sens étymologique de la différence ; si le joueur nomade accepte la suggestion (avec laquelle son voyageur doit interagir), il tire une carte du paquet et la donne au joueur casanier qui la conserve sans la regarder. Le joueur nomade peut refuser et continue normalement son récit (un autre joueur casanier peut alors tirer une carte du paquet et la donner au joueur qui a fait la suggestion pour pouvoir l'intégrer dans la prochaine étape de son voyageur).
- imposer un événement au joueur nomade en tirant une carte du paquet et en la lui donnant; le joueur nomade doit raconter comment son personnage affronte et surmonte cet événement
- demander au joueur nomade de poursuivre et de développer plus une description (sans don de carte dans un sens ou dans un autre)
Les joueurs casaniers et le joueur nomade peuvent tous raconter quand ils le souhaitent un souvenir du personnage, comprenant: 1) le détail actuel qui provoque le souvenir 2) ce à quoi le souvenir fait référence 3) le sentiment ou l'émotion éveillée par résonance par ce souvenir. Le joueur qui a raconté le souvenir tire alors une carte qu'il garde pour lui (toujours sans la regarder). C'est la règle la plus importante du jeu puisque c'est ici que s'ancre ma réflexion sur la beauté présentée précédemment.
Lorsque le joueur nomade estime que son personnage est sur le point de progresser significativement dans sa quête, il l'annonce et commence à retourner ses cartes. Son personnage va progresser de deux manières: personnellement (ce qui va affecter son allure ou ses capacités ou sa quête ou sa motivation) et vers sa quête. La couleur et le chiffre de la carte déterminent qui raconte la progression personnelle et qui raconte la progression vers l'accomplissement de la quête (voir les règles si vous voulez vraiment tout savoir, il y a quelques subtilités, mais elles ne sont pas nécessaires pour comprendre ce qui s'est passé ici). Si le joueur n'est pas satisfait du résultat d'une carte, il peut en retourner une supplémentaire, mais doit soit accepter le résultat de cette nouvelle carte, soit en retourner une nouvelle jusqu'à ce qu'il soit satisfait. (Les progressions sont là pour que le voyage ne devienne pas du tourisme, qu'il soit une épreuve éventuellement douloureuse pour le voyageur)
Ensuit on raconte ces progressions et l'étape prend fin.
On entame une nouvelle étape avec un autre joueur nomade.
Au bout de trois étapes, la quête du personnage est accomplit ou peut s'accomplir (à voir encore), c'est celui qui raconte la progression vers l'accomplissement de la quête qui raconte comment elle se résout (ce qui peut représenter un grand enjeu !)
***
Voici comment la partie s'est déroulée.
Nous avons donc commencé par nous mettre d'accord sur un univers: le monde contemporain.
Puis nous avons créé nos voyageurs.
J'avais déjà une idée assez claire d'un personnage qui irait bien et facile à jouer: celui de la chanson "A boy named Sue", que j'ai découverte grâce à l'adaptation/traduction de Sanseverino. L'allure de mon voyageur est donc celle d'un mec dur, entre le clodo et le blouson noir. Ses capacités sont d'être bon à la bagarre. Sa quête est de retrouver son père. Sa motivation est de pouvoir le tuer pour se venger de l'avoir appelé Sue (un nom de fille, comme c'est humiliant).
Alice a creusé un peu la question et a finalement décidé que son voyageur serait une femme d'affaires d'origine arabe qui a été spoliée de l'héritage de son père par ses deux frères (grâce à l'utilisation d'un droit de la transmission défavorable aux femmes d'un pays de droit musulman) et qui cherche à reprendre les actions de l'entreprise familiale. Son allure est donc celle d'une femme belle et bien habillée. Ses capacités sont celles d'une bonne négociatrice. Sa quête est de retrouver ses frères. Sa motivation est de leur reprendre les actions de l'entreprise familiale.
(Les voyageurs doivent être liés dans leur quête ou dans leur motivation, ici il s'agit d'un problème familial à chaque fois).
Je suis joueur nomade en premier. Je décris comment mon voyageur arrive à l'arrière d'un pick-up dans une ville aux gratte-ciels immenses, tout de verre et d'acier, comme d'immenses monolithes lisses et brillants entourés par le ciel (décrire le minéral). Il descend du pick-up, remercie le conducteur et s'enfonce dans la ville. Il se glisse dans les odeurs de sueur, de bitume chaud, de poussière et de nourriture qui l'entourent (décrire les odeurs). Enfin, au milieu de tout ces buildings et cette technologie, il parvient à une petite maison entourée d'un jardin laissé à l'abandon, façon premiers colons (décrire l'ancien temps). Il monte sur le perron, sonne à la porte (Je précise là à Alice que ce pourrait être un moment intéressant pour imposer un événement particulier, mais elle préfère voir et attendre) et après quelques discussions, une vieille femme laisse entrer le voyageur dans un intérieur rose plein de chats. J'intercale alors un souvenir: le son de la sonnette, en fait une vieille cloche, ramène le voyageur à son enfance, lorsque son père sonnait parce qu'il était trop saoul pour trouver ses clés et qu'il passait la soirée à battre son fils; l'émotion qui fait le lien est de la colère et de la haine. Je prends une carte pour mon personnage. La vieille femme fait asseoir le voyageur, lui offre à boire et il lui explique pourquoi il est venu la voir : "aide-moi à retrouver mon père, tante Jenny".
Je décide que c'est un bon moment pour entamer la fin de la scène et je retourne ma carte (pas le choix, je n'en ai qu'une seule et Alice n'en a pas). Le résultat de la carte révèle que je raconte la progression personnelle (c'est la quête qui va changer) et Alice raconte la progression vers l'accomplissement de la quête.
Alice : Tante Jenny ne peut pas aider directement le voyageur, mais elle lui remontre des photos de famille, jusqu'à ce que le voyageur tombe sur la photo d'une cabane au bord d'un lac où il allait avec son père et où ce dernier pourrait se trouver.
Fabien : Au moment de partir, tante Jenny semble mal à l'aise et se dandine sur place. Le voyageur l'interroge du regard. Elle lui révèle que sa mère (la soeur de tante Jenny donc) avait rencontré un autre homme et que l'homme qu'il recherche n'est donc sans doute pas son père biologique; c'est peut-être pour ça qu'il le détestait tant. Le voyageur reprend la route.
Alice devient joueuse nomade et moi le joueur casanier.
Elle décrit d'abord comment sa voyageuse met en place son voyage, que son assistant lui apporte ses billets pour le prochain vol vers Téhéran. Son vol est retardé et un homme lui propose galamment d'échanger leurs billets pour qu'elle puisse malgré tout arriver à l'heure (bien qu'elle doive faire plusieurs escales). Alice raconte un souvenir de sa voyageuse: les yeux de l'homme qui lui a échangé le billet sont bleus-gris, presque blancs (j'ai demandé à Alice de décrire plus ces yeux et ce regard), les mêmes que ceux de son précepteurs qui, dans sa jeunesse, lui avait appris à ne pas se laisser faire bien qu'elle soit une femme dans un milieu masculin. Elle éprouve un sentiment de nostalgie mêlée à de la reconnaissance. Alice tire une carte puis raconte la suite: sa voyageuse arrive à l'aéroport. Là j'ai pensé imposer un accueil policier de ses frères, mais j'ai préféré la laisser décrire son lieu d'arrivée. Dans la salle où récupérer les bagages, elle voit passer des cages où des chiens sont enfermés, elle les voit passer et aboyer à la sortie des cales de l'avion (décrire les animaux). Une fontaine glougloute et rafraîchit l'air ambiant (décrire la texture de l'air). Elle sent les odeurs de poussière sèche, de soleil et de bétail (décrire les odeurs), ce qui permet à Alice d'enchaîner sur un deuxième souvenir. Sa voyageuse se souvient de l'époque où elle jouait avec ses frères dehors, ainsi, librement. Elle éprouve à nouveau un sentiment de gâchis et de nostalgie. [Alice tire une deuxième carte pour elle-même]. Une voiture vient chercher la voyageuse, conduite par son ancien précepteur.
Alice retourne sa première carte, qui indique que c'est elle qui raconte la progression personnelle (qui transforme ici la motivation) et moi la progression vers l'accomplissement de la quête.
Alice raconte comment la motivation évolue, mais je ne me souviens plus exactement comment, il me semble que sa motivation se renforce
Fabien: le précepteur lui apprend que son frère le plus proche s'est retranché dans une villa-forteresse dans les montagnes et qu'il dispose d'un moyen pour la faire entrer
Je deviens joueur nomade et Alice joueuse casanière.
Mon voyageur arrive au bord du lac de la cabane, à bord d'une voiture volée. Il la gare et contemple l'endroit. Je décris (paysage) la transparence de l'eau, la pureté de l'air (texture de l'air) et la majesté des sapins noirs sur les bords. Alice rebondit là-dessus pour raconter un souvenir (et donc tirer une carte pour elle): un cygne passant sur le lac accroche l'oeil du voyageur qui se souvient du lac en hiver totalement blanc de neige et des extases magnifiques qu'il éprouvait alors (ça a été la seule utilisation purement esthétique et tout à fait dans l'esprit, de ce mécanisme). Puis le voyageur fait le tour du lac et finit par trouver la cabane, apparemment utilisée récemment.
A ce moment, je décide de commencer à retourner mes cartes et j'accepte le résultat de la première: Alice raconte la progression personnelle (c'est à nouveau tombé sur la motivation) et je raconte la progression vers la quête.
Alice: le voyageur se souvient que c'est ici que son père (adoptif, donc) a battu sa mère pour la première fois, ce qui renforce encore sa haine pour lui
Fabien: la cabane est vide, en la fouillant, le voyageur trouve des clés et une adresse
Nous nous sommes arrêtés là, au bout de trois étapes, puisque les règles permettent de s'arrêter (et de reprendre) quand on le souhaite.
La partie a duré environ une heure et demi.
***
Cette première partie a bien marché que ce à quoi je m'attendais. Il y a eu de vrais moments de grâce esthétique comme ce que je recherchais (l'arrivée au lac ou bien le souvenir des yeux du précepteur). Les règles de souvenir et de progression ont permis d'approfondir facilement les personnages, même si la règle de souvenir n'est pas faite pour ça à l'origine. Les descriptions obligatoires d'éléments locaux pour entamer une étape permet vraiment de poser une ambiance et une esthétique.
Par ailleurs, je vois beaucoup de possibilités dans ces règles, notamment de varier les histoires et les thèmes et j'ai hâte de les explorer. J'ai l'impression qu'En quête d'horizons sera un jeu à la manière de Breaking the Ice: un cadre assez strict de déroulement mais qui offre une multitude de possibilités. J'espère aussi pouvoir conserver cette forme minimaliste, propice à être emmenée en voyage, où il n'y a besoin strictement que d'un paquet de cartes et d'un exemplaire des règles (d'où l'importance qu'elles soient en format A6).
Evidemment, c'est d'autant plus facile qu'Alice et moi nous connaissons particulièrement bien et que tous les mécanismes n'ont pas été utilisés. Par ailleurs, nous n'avons utilisé ni le mécanisme de suggestion, ni celui d'imposition. Néanmoins ces premiers résultats sont enthousiasmants et méritent de poursuivre l'effort.
Les deux éléments que j'aimerais améliorer en priorité seraient:
- rendre le choix au moment du retournement des cartes plus important, entre autres pour rendre le besoin de cartes plus pressant; est-ce que ça pourrait marcher en "menaçant" encore plus le pouvoir de narration du joueur nomade ? jusqu'ici les résultats des cartes assurent que le joueur nomade puisse toujours raconter quelque chose, faudrait-il remettre ça en cause ? pour le moment, nous n'avons jamais eu envie de retourner plus d'une carte, donc ça pose problème (même si pour la résolution finale d'une quête l'enjeu serait plus important)
- par ailleurs, j'aimerais renforcer l'aspect esthétique des souvenirs, pour qu'ils ne puissent pas se réduire à un approfondissement du personnage; les réponses émergeront des tests, il faut que je reste attentif et très exigeant sur cette dimension qui est la plus importante de toutes puisqu'elle est au coeur de la vision